J’habite en moi comme dans un train qui roule
Train de nuit pour Lisbonne – Pascal Mercier – Editions 10/18
Il est des romans qui ouvrent d’inépuisables vagabondages. Tant ils sont foisonnants, intenses, rhapsodiques. Tant l’intelligence, l’érudition de l’auteur se glissent clandestinement dans les plis intimes de la fiction. Tant l’ambition des intrigues capte notre attention comme la mangrove le carbone. A très haute température ce dernier devient diamant. C’est ce qu’il se passe avec Train de nuit pour Lisbonne, roman polymorphe magistralement maîtrisé.
Il était une fois à Berne un professeur de langues anciennes. Il croise une femme penchée au-dessus d’un pont. Comme dans un vertige il est happé par la mélodie du seul mot qu’elle prononce dans une langue qu’il ne connait pas. Ce mot le mène à un livre, qui lui révèle en creux un constat sans appel : il est toujours passé à côté de lui-même. Alors au beau milieu d’un cours, Raimund Gregorius quitte tout ce qui fait sa vie, s’élance à la recherche d’Amadeu de Prado, l’incandescent auteur du livre, pour un voyage au bout du vertige, qui le fera se trouver, lui, à Lisbonne.
C’est un récit enchâssé dans un autre : dans les pas de Raimund, dont on suit les métamorphoses successives de chenille casanière et mutique en papillon d’investigation s’ouvrant aux aventures humaines, on découvre la vie tragique d’Amadeu, médecin, lumineux intellectuel, poète fasciné par les trains, rebelle, résistant sous Salazar.
C’est un polar de l’âme, où Raimund détective va voir émerger, à chaque lumière qu’il fait sur la vie d’Amadeu, tous les tabous existentiels qui pulsaient en lui. Etre soi, c’est en sortir. C’est un roman philosophique, qui met en scène le courage, la mort, l’amitié, la loyauté, la réalité. Un texte qui nous laisse avec bien des questions. Est-il significatif que Raimund, érudit des langues mortes dont il aime l’esthétique, accède à lui-même par l’apprentissage d’une langue vivante ? Que penser lorsqu’à la fin, il entrera en clinique car il souffre de vertiges bien réels et qu’à sa question : « Et s’ils trouvent quelque chose de grave? Quelque chose où je me perdrai? » son ami ophtalmologue répond : « J’ai un carnet d’ordonnances ? » Que conclure lorsqu’au bout d’un cheminement vertigineux sur le fil d’apparences dénoncées aussitôt qu’entrevues, nous sommes quittés au bord d’un abîme. La vie n’est pas ce que nous vivons, est-elle ce que nous imaginons vivre?
Train de nuit pour Lisbonne – Pascal Mercier – Editions 10/18