Ce joyau sombre qui nous enserre…
Marcus Malte – Le Garçon – Editions Zulma
On le sait souvent dès les premières pages quand on lit un grand livre. On sait que le charme ne se rompra pas, que cette force que donne une oeuvre accomplie, elle circule dans notre être et vivra longtemps en nous. De Marcus Malte, on a lu tout ou presque, il excelle dans les formes courtes, de longues nouvelles brutales, inquiétantes ; cette fois tout au long de plusieurs centaines de pages il nous tient à la gorge, et elle se serre souvent tant on s’y attache à son orphelin sans nom, sans autre voix – voie – que son humanité mise à mal. Elle le saccagera. Car cette histoire a rendez-vous avec la faucheuse, qui fait son miel de cette science des hommes érigée en art de détruire et massacrer son semblable. Elle a rendez-vous avec la Grande Guerre. Grande ? Jamais elle ne l’est la guerre tant elle nous diminue. Voilà un médecin major qui, réparant ce qui ne peut l’être y va de son diagnostic : « La guerre représente le plus haut degré de la civilisation. Qui l’a créée ? C’est l’homme. Qui la pratique ? L’homme. Aucune créature qui puisse s’enorgueillir de mettre autant d’intelligence, autant d’imagination, autant de talent dans la façon d’occire son prochain. La guerre est bel et bien une spécificité de l’homme. Et j’irai même plus loin : elle est le principal caractère dans la définition de l’humanité. »
Et quels humains que ces officiers tétant leurs cigares en envoyant leurs hommes au feu. Héros anonymes, jeunesse littéralement démembrée. Trépanée. Elle n’aurait pas dû naître peut-être, combien se le sont dit dans leurs tranchées ? Ce roman est cette évidence que oui l’on peut encore écrire de grandes histoires romanesques qui nous disent notre monde. A la manière des plus grands, et on pense parfois à Hugo, à son Homme qui rit, Marcus Malte a écrit sa légende d’un demi-siècle avec son enfant des ténèbres, avec une amoureuse mi madame de Rênal, mi Sanseverina et tellement unique, Emma. Avec son ogre aussi, un lutteur de foire à l’âme tendre. Avec enfin sa part animale, un hongre qui serait un frère, le hongre qui ne les emmènera pas en voyage Emma et le garçon dans leur roulotte, et « lorsque les flammes s’emparent de la dépouille du hongre, nul ne peut savoir en vérité quelle part d’eux s’envole alors dans la fumée avec le cheval mort. » Enfin il y a des condors, leur ombre.
Au sein de cette guerre le garçon va se révéler un guerrier redoutable et c’est d’abord son innocence qu’il tue. « On n’est pas obligé de vivre, on peut se contenter d’être en vie. » Qu’il est loin le saule pleureur dessous lequel montait les Romances sans paroles, leur souffle à Emma et lui, et quand il y retourne c’est pour y poser à plat ses mains sur ses cuisses, qu’elles cessent de trembler d’avoir ainsi fait rendre gorge à toute humanité. Parce que comme le dit l’ogre de l’histoire « C’est l’homme fiston. »
Marcus Malte – Le Garçon – Editions Zulma