Des oeufs, du pain, une cordelette…
Joel Baqué
lors de sa résidence d’écriture à la maison De Pure Fiction
A mon arrivée à la maison De Pure Fiction, on me fit visiter les lieux et on me communiqua les modalités d’usage de la résidence. ON me remit les clés avec un « Ah ! J’allais oublier ! La semaine prochaine je m’absenterai deux jours, il faudra nourrir le stylite. »
Je me dis que tout m’avait semblé trop beau pour être vrai et qu’en effet, voilà, il y avait un loup ! En l’occurrence, un stylite. On sembla embarrassé par mon absence de réaction. Oh ! précisa-t-on, c’est vraiment peu contraignant, il est tout près d’ici et il te suffira de poser dans son panier les œufs et le pain que j’aurais préparés. Il montera ensuite le panier jusqu’à lui avec la cordelette fixée à l’anse.
Ben voyons ! Un stylite, au XXIème siècle, en plein Quercy ! Chacun sait que ces ascètes, dont certains vécurent plus de cinquante ans au sommet d’une colonne, ont disparu depuis le VIIème siècle ! On m’expliqua qu’il s’agissait d’un écrivain venu en résidence et qui avait trouvé l’endroit si beau et si paisible qu’il n’avait pas voulu retourner à Paris et s’était installé sur une colonne en prévision de la crue mondiale due au réchauffement climatique. Livres et lecteurs seront engloutis, prophétisait-il ; il n’écrivait plus mais, ayant pris de la hauteur, méditait tout en admirant les étendues boisées, les champs, les chemins bordés de pierres sèches, les toits des vieilles demeures quercynoises. Personne n’avait réussi à le faire descendre.
Le jour convenu, j’allais porter les œufs et le pain au stylite qui fit semblant de ne pas me voir. Encore un écrivain aigri, pensais-je en allégeant son panier-repas de deux œufs. Bouffon, je vais te faire descendre de ton piédestal ! Sournoisement, je lui dis que j’avais beaucoup aimé son livre et que j’espérais qu’il renoncerait à son ascèse littéraire. Savait-il que l’enthousiasme de ses premiers lecteurs avait peu à peu gagné jusqu’aux grands médias et qu’aujourd’hui nombreux étaient ceux qui se désolaient de ce brutal retrait après un premier livre dont l’originalité, d’abord déstabilisante, était désormais reconnue à sa juste valeur ? Je vis que le coup avait porté. Son regard quitta le ciel pour s’abaisser jusqu’à moi et il esquissa un sourire, mais se reprit à temps. Je persévérais. Oui, vos lecteurs sont prêts à mourir noyés, mais pas à attendre la fin en étant privés du livre que ces trois ans passés sur une colonne rendront encore plus étonnant que le premier. Il dodelina de la tête et dit qu’il se sacrifierait peut-être à son lectorat pour adoucir ses dernières heures. Alors que je m’apprêtais à repartir, il me demanda si je pourrais, à l’occasion, lui apporter les articles ayant paru sur son livre pendant sa retraite spirituelle. Je laissais tomber les bras, mains ouvertes, en signe d’impossibilité. Le mieux, lui dis-je, est que vous passiez à la maison De Pure Fiction, il y a une bien trop grande masse d’articles sur votre livre, sans compter les vidéos et les enregistrements audio ; d’innombrables critiques, écrivains, journalistes, éditeurs, professeurs ont parlé de vous et de votre livre à la télé, à la radio, sur des sites, tout est dans l’ordinateur.
A ces mots, le stylite ne se sent pas de joie, et pressé de jouir de sa renommée, il se jette du haut de sa colonne puis s’écrase au sol, couvert non de lauriers mais de honte et d’hématomes.