A livre ouvert avec Arno Bertina
Lire Arno Bertina, c’est coller à la semelle du monde, son empreinte, elle est là dans les pages de ses romans, de ses récits. Un auteur que l’on suit à la trace, et on avance.
Photo : Arno Bertina par Francesca Mantovani (2017)
Racontez-nous où commence un livre
J’ai une maladie (pardon Roland Barthes) : j’ai au moins un début de livre par semaine. Non pas une intrigue mais une phrase qui claque, et qui pourrait suffire à lancer l’écriture d’un livre. Pierre Michon dit qu’il attend longtemps la note initiale, dans la bonne tonalité. Quand on lit par exemple la première phrase du texte qu’il consacre à Goya dans Maîtres et serviteurs, on comprend que ça ne peut venir comme ça, qu’il faut longtemps rester mentalement dans les parages du texte à suivre, et de la folie qu’on traque. Je dirais ça, oui, un livre commence grâce à la première phrase, qui contient en germe toute l’énergie de la plante qui va croitre à partir d’elle. Une seule fois je crois j’ai commencé par une scène plutôt que par une phrase : « Je suis une aventure » devait s’ouvrir sur la scène qui se trouve finalement cent cinquante pages plus loin, où l’on voit Fédérere et le journaliste-narrateur sur un toit de Londres, encombrés par la statue de cire du tennisman. Je trouvais fantastique de commencer comme ça, avec deux Fédérère en présence.
Avez-vous des rituels d’écriture ? Pouvez-vous nous dire ce temps suspendu de « quand on écrit »
Pas de rituel à proprement parler. Je peux écrire chez moi, ailleurs, dans le métro, car écrire recouvre plein d’activités différentes (brouillon, construction, corrections, pour les plus importantes). Pour la construction j’ai besoin d’afficher au mur, d’être donc dans un lieu privé. Une « méthode » s’est en revanche installée, au fil des livres : le premier jet à l’ordinateur, et quand une masse précise apparaît (un chapitre, une section), j’imprime et corrige sur le tirage papier, avant d’imprimer à nouveau, et de corriger à nouveau. J’aime la vitesse de l’ordinateur, et la lenteur du stylo, et la mise en espace.
Quand vous lisez, vous êtes où, vous êtes qui ? Que se passe-t-il alors ?
Depuis longtemps je sais que je ne lis plus que très rarement innocemment. En lisant je ne cesse de faire des allers-retours entre ce que je découvre du livre et ce que je tente de faire moi-même. Lire les classiques ou mes contemporains m’aide à mieux approcher ce que je cherche. Il m’arrive donc très souvent de lire trois pages et de me remettre aussitôt au bureau pour rouvrir un fichier.
Si vous deviez être une phrase quelle serait-elle ?
J’aime beaucoup cette citation d’Albert Cossery « Ne soyons pas sérieux mon fils, ce serait le comble du malheur. » et celle-ci de Maurice Blanchot «La réponse est la défaite de la question.»
Racontez-nous votre Il était une fois… une maison d’écrivains
Difficile de ne pas mentionner le grand écart entre mon séjour à la Villa Médicis et son cadre somptueux, fascinant, et la ville de Bédarieux, dans le Haut-Languedoc, qui m’a accueilli moins d’un an après. Je passais d’un palais Renaissance surplombant Rome au Camp’Hotel de Bedarieux (de tous petits bungalows en béton, avec des lits superposés, conçus pour accueillir les colonies de vacances l’été) où j’ai passé l’hiver 2006, seul, à l’écart du centre de la petite ville. Pourtant je pourrais dire que j’ai la nostalgie des deux.
Aux mots nature et horizon, à celui de Lot ou Occitanie, par quels mots répondez-vous ?
Une terrasse au milieu de la forêt de chênes verts et de buis brûlés ; le soleil, des verres de vin contre-indiqués ; des pèlerins de Compostelle accablés de soleil, passant à travers des dizaines de toiles d’araignées, dans les cheveux desquels on pourrait trouver quantités de ces pyrales qui se balancent au bout d’un fil ; se débarrasser très lentement des toxines liées à la vie parisienne ; des châteaux à même la falaise et qui ne s’en distinguent presque pas ; se baigner dans le Lot ou le Célé pour lutter contre tout ce vin, en se disant qu’à l’intérieur de la falaise très lentement creusée par la rivière se trouvent des grottes sur les parois desquelles des hommes ou des femmes ont peint il y a 20.000 ans des chasseurs blessés, des femmes aux seins énormes et des mammouths.
Vous ferez quoi Arno Bertina quand vous serez grand ?
Je fais partie des derniers idiots à avoir dû faire leur service militaire. Je venais d’avoir un Capes de lettres, je me suis retrouvé enseignant à l’école de l’Air de Salon-de-Provence. C’était en l’an 2000, j’avais 24 ans. Une des sessions d’enseignement était destinée aux sous-officiers désirant passer des concours. Au sein de cette promotion il y avait des jeunes sous-officiers mais aussi des hommes en fin de carrière. L’un de ces hommes, mécanicien, 50 ans je crois, avait beaucoup de mal à se concentrer. Il tenait dix minutes et ensuite n’était plus là – cela se voyait. Il lui arrivait alors d’oublier qu’on était en cours et un jour, alors que je parlais, il m’a interrompu : « Mais vous ferez quoi, monsieur Bertina, quand vous serez grand ? » Les autres élèves ont éclaté de rire. « Mais que t’es con Roland ! »