Le bonheur en rêve, est-ce qu’il compte, comme le vrai ?
Arundhati Roy – Le Dieu des Petits Riens – Editions Gallimard
« La nuit avait les coudes posés sur l’eau où ricochaient les fragiles échardes des étoiles filantes. » Vingt ans après le premier, Arundhati Roy s’apprête à publier son deuxième roman. Les années ont pu passer le coup de maître et la force du Dieu des Petits Riens demeure. 15Le relire accroit – ce qui est la marque des grands texte – l’impression de découvrir une langue pleine d’audace et de poésie qui porte son évidence, celle des fulgurances de l’enfance où se meuvent Rahel et Estha les jumeaux de cette histoire respirant dans le sillage – plus que dans le giron – de leur mère la merveilleuse Ammu qui ne saura les protéger d’eux. « Une fois installé, ce grand calme finit par prendre racine et par envahir Estha. Il finit même par sortir de lui pour l’envelopper de son étreinte visqueuse. Il le berçait au rythme d’un battement de coeur foetal, séculaire. Il projetait insidieusement ses tentacules, progressant centimètre par centimètre dans le relief de son cerveau, aspirant les creux et les bosses de sa mémoire, délogeant les vieilles phrases, les escamotant avant qu’elles ne parviennent jusqu’à ses lèvres. Il déshabillait ses pensées des mots qui auraient pu les décrire pour les laisser nues, comme écorchées. Innommées. Engourdies. Peut-être inexistantes pour l’observateur extérieur. Lentement au fil des années, Estha se retira du monde. Il se fit peu à peu à cette pieuvre encombrante qui crachait sur son passé le noir tranquillisant de son encre. Peu à peu les raisons de son silence s’effacèrent, s’engloutirent au creux des plis apaisants de sa seule existence. » Avant d’en arriver là, Estha aura été ce petit garçon qui demande à sa maman : « Le bonheur en rêve, est-ce qu’il compte, comme le vrai ? » Le malheur en vrai, lui oui il compte.
Arundhati Roy – Le Dieu des Petits Riens – Editions Gallimard