Dans une boue d’or…
Où j’ai laissé mon âme – Jérôme Ferrari – Editions Actes Sud
Il y en a eu des textes et des puissants, sur ce que l’on a voulu nommer les événements d’Algérie, cette guerre sans nom où l’armée française a torturé. Cependant ces pages d’une concision hypnotique happent le lecteur et le troublent.
Deux hommes, le capitaine Degorce et le lieutenant Andréani, anciens d’Indochine, captifs alors côte à côte, se retrouvent à Alger et son air vicié par les attentats de l’ALN et les exactions commises en retour par les militaires français. Pour Andréani, ce sera à la guerre comme à la guerre, et comme « il est rigoureusement impossible de distinguer a priori ceux qui se taisent pour dissimuler des renseignements de ceux qui n’ont rien à dire. Seule l’épreuve de la souffrance les distingue », il soumettra à la question sans hésiter et sans remord tous ceux qu’on lui présentera. Degorce, ancien rescapé de Buchenwald ne s’y résout tout à fait et y laissera son âme. Cependant officier il est, officier il restera, alors que le taraude le dégoût de l’homme qu’il est devenu, confronté à celui qu’il aurait dû être, sans qu’il puisse en finir avec l’infamie qui l’a envahi, « car dans ce que la vie est alors devenue, il n’y a plus de place pour la pureté du chagrin. Et cela aussi, c’est le crime – mais c’est ainsi que la vie se protège et se perpétue, en se rendant aveugle et sourde. » Tout au long du récit, Jérôme Ferrari, nous entraîne dans les méandres d’une conscience sur le flan, Degorce avili. Le clair obscur où tout se joue, dans la prison, dans les pièces de torture, dans la tête des bourreaux et dans celles de leurs victimes, élargit chaque fois les limites de ce qui peut et ne peut pas être, doit et ne doit pas advenir.
C’est être un grand écrivain que de se trouver à la juste distance, tout en nous enfouissant dans une boue d’or. Cette boue de la littérature aux prises avec la guerre, qui parvient à l’écrire, et en donne l’empreinte, jusqu’à nous en laisser les stigmates.
Où j’ai laissé mon âme – Jérôme Ferrari – Editions Actes Sud