Là où je me pense…
Les mains gamines – Emmanuelle Pagano – Editions POL
« Je prendrai ses épaules pour une terre au crépuscule, à coucher toute ma patience malmenée dessus. » Une seule phrase dans tout le livre pour dire le plaisir trouvé. Ensuite c’en est fini.
Quatre voix de femmes se succèdent pour tenter de raconter ce qui a été tu pendant vingt-cinq ans. L’épouse, l’institutrice, la grand-mère, la petite-fille. Quatre voix, plus une, et qui les domine toutes, tant elle les hante. Quatre voix plus une, celle que l’on n’a pas voulu entendre, celle qui a dit non, hurlé non, pleuré non, gémi non, recouverte d’un silence jusqu’à la recouvrir elle d’une impossibilité, son existence. Un long saccage, parce qu’à être trop abîmé on est abîme. On le lira dans ces pages au détour d’une phrase, « écrire c’est toucher à l’insupportable », écrire pour Emmanuelle Pagano, c’est aller touiller l’inavouable. Une enfant dans une cour d’école sous un escalier livrée à plusieurs dizaines d’autres la fouillant jour après jour, vous mutile un être. Et c’est avec les « mots qui se plient aux souvenirs des mains gamines », que l’auteure nous fait ressentir – rigoureusement – l’innocence sacrifiée.
Le temps cette fois ne fait rien à l’affaire, les peurs macèrent, les rancoeurs ruminent, on a beau avoir mis un grand couvercle sur toute cette histoire, ça bouillonne là-dessous et pèse plus lourd qu’une enclume sur les consciences. Celles des enfants qui ont mal grandi et font une chaîne de coeurs rassis, celle de la victime qui pourrait bien être bourreau, celle enfin d’une nouvelle vierge, éprise d’une licorne à la corne pour le moins maléfique. On passe « de mini-douleurs crépitantes, petites morsures faisaient un bien ignoble et fou » à « un bonheur obèse et absurde, un de ces bonheurs qui nous empêchent d’ouvrir tout à fait les yeux. » Et tout irai dans le pire des mondes si ce n’est qu’il faut compter avec l’auteure qui use de la fiction pour nous plonger dans des vagins mutilés, des lèvres scellées, des cocons empoisonnés, toutes sortes de trous obsédants et douloureux, bousillés, jusqu’à ce que le lecteur, tout comme celle-là du roman en est « son corps tordu là où je me pense. »
Les mains gamines – Emmanuelle Pagano – Editions POL