Seule sous le ciel profond…
Léa Lescure
lors de sa résidence d’écriture à la maison De Pure Fiction
Quel plaisir, après bientôt deux mois ici parmi les arbres et sous le ciel profond, seule face au document Word qui deviendra un roman, de se livrer à l’opération jubilatoire du bilan où rien ne correspond – à quelques jours de mon retour à la vie citadine – à ce que j’avais imaginé vivre en la quittant en mars.
Jamais auparavant je n’avais autant vécu la monogamie du temps, qui s’étire et se contracte autour des nœuds et des plongées d’un travail d’écriture souverain, comme il ne peut l’être qu’à condition de la vie débarrassée, telle qu’elle le fut instantanément à mon arrivée, des préoccupations pénibles et dérisoires, pécuniaires ou administratives. Comme semble maintenant curieux mon fantasme agonisant et certainement banal parmi les gens comme moi, nés, biberonnés et les semelles toujours amoureusement vissées au bitume, d’un exil dans la nature et de cet éternel horizon au-dessus duquel se serait déployé, selon le cinéma intérieur de ma naïveté d’avant, l’océan de la métaphysique et de l’élévation philosophique. Car la beauté de la nature et l’immensité du ciel, plutôt qu’aux méandres de l’impermanence des choses et de l’inanité du monde, m’ont rappelé aux passions fabuleusement basiques et infiniment grandioses des gourmandises du corps, entretenues l’une par la tendresse du printemps marchant vers son été lascif, l’autre par les artisans doués en boucherie, fromagerie et pâtisserie. Ces passions entretenues séparément, s’entend. Et tout comme j’avais imaginé laisser surgir une éclatante et inédite pureté intellectuelle j’avais, selon la maxime latine, projeté de rendre à mon corps son extrême santé originelle, le guidant tout au vert à sa merveilleuse apogée performative avant de constater, plus rapidement que je ne voudrais bien l’admettre, que de la même manière que la cigarette accompagne si bien le café matinal, la bière berce fort plaisamment la tombée de la nuit. Le tout au pluriel.
Riche de cet apprentissage de la sincérité, dont je sors incontestablement grandie, en même temps que mon manuscrit, car c’est une seule et même chose, me voici prête à affronter à nouveau la vie en capitale européenne, moi pour qui depuis deux mois aller au village le plus proche, avec ses deux cafés, sa boulangerie, sa pharmacie, et sa promesse de croiser au moins dix personnes dont peut-être deux que je n’aurais jamais vu, m’apparaît comme la grande aventure de la modernité et de l’urbanité. Et dans l’impatience déjà vive de revenir ici, il ne me restera qu’à solliciter, dès que ma vanité m’éloignera inévitablement de l’acceptation de ma condition de basse du front dominée par ses appétits, à attiser le souvenir de la magnificence verdoyante qui s’étale sous mes yeux alors que j’écris assise au bureau, face à la grande fenêtre.