L’amour se mesure à ce que l’on sacrifierait pour lui…
Le rouge et le noir
Stendhal – Editions la Pléiade
Si on comprend à le relire le pouvoir de ce roman à défier le temps, on ne s’explique pas sa perfection, peut-être unique en son genre. Une exploration si troublante, si intelligente du sentiment amoureux, les strates qui le composent, sa versatilité et ses emportements, l’évidence et son évidement. Bien plus encore que le saisir, elle l’exalte et l’explose; quel vertige c’est, qui nous éclaire. On aime pour se consoler de soi-même, on comble par trop un manque, l’excès attise et consume. La cristallisation chère à Stendhal est ici blessures couturées et tous ceux les inconscients qui s’y livrent vont y succomber comme les héros de ce drame en trois actes, trois figures. Julien Sorel d’abord qui n’a de cesse de se demander « ai-je bien joué mon rôle ? » Jusque dans les bras de la première à l’aimer pour ce qu’il est, quand lui l’ignore tout à fait car « son âme était toute occupée de la difficulté de prendre un état, il déplorait ce grand accès de malheur qui termine l’enfance et gâte les premières années de la jeunesse peu riche. » Empêchant le bonheur d’être ce qu’il devrait être, tout. A ne pas le comprendre, on le perd bien sûr, surtout l’on se perd et on perd la femme que l’on aime sans l’avoir compris, ni comprise.
Qu’est-ce que c’est que Madame de Rênal ? C’est pour commencer la femme d’un butor : « Vous parlez là comme d’une sotte que vous êtes, s’écria M. de Rênal d’une voix terrible. Quel bon sens peut-on espérer d’une femme ? Jamais vous ne prêtez attention à ce qui est raisonnable; comment sauriez-vous quelque chose ? Votre nonchalance, votre paresse, ne vous donne d’activité que pour la chasse aux papillons, êtres faibles et que nous sommes malheureux d’avoir dans nos familles! »
C’est pour finir, l’amante éperdue d’un beau jeune homme qui réalisera trop tard qu’à l’aimer, pareille femme ne comble pas un ennui mais vous hisse à hauteur de l’absolu. Enfin, il y a Mathilde de la Mole, ombrageuse héritière de haute noblesse, plus Circé que Pénélope, quoique… Elle se révèlera entière elle aussi même si de prime abord « son plaisir était de jouer son sort. » Voyant en Julien « ce qui caractérise les grandes passions : l’immensité de la difficulté à vaincre et la noire incertitude de l’événement. » Mathilde se donne des sensations et elle se croit ardente quand elle n’est qu’un glaçon.
D’une densité admirable, ce bref roman est à la démesure de son héros si peu aimable, si détestable et tant adoré, que l’on ne peut pas ne pas aimer. Le lecteur est ligoté à la pensée mesquine et grandiose de Julien Sorel, prudente et audacieuse, vibrionnante, impulsive qui trop souvent manigance, extrapole, s’égare. Fils de charpentier, petit curé, amant sans gloire, il traverse les siècles par le pouvoir d’un livre, promis à l’éternité.
Le rouge et le noir – Stendhal – Editions la Pléiade