Ce pays a une couleur, rouge, effrayante…
Le chagrin de la guerre – Bao Ninh
Editions Philippe Piquier
Le livre de Báo Ninh n’est pas un ouvrage sur la guerre, il est la guerre. C’est un lieu, un monde, une dimension de l’homme. La guerre a un pays qui porte le nom de « Terre des âmes hurlantes », où les morts parfois se rassemblent pour des cérémonies de l’enfer. On peut entendre leurs voix dans le murmure des ruisseaux, dans la jungle la nuit, les hurlements du vent dans les creux de la montagne. Tendez l’oreille, écoutez les oiseaux sangloter comme des humains.Ce pays a une couleur, rouge, effrayante, sanglante comme des blocs de chair vive, parcouru par des animaux étranges, des lucioles géantes, phosphorescentes. Ici, le temps n’existe pas. Il n’y a pas d’avant, pas d’après. Báo Ninh le soldat vietnamien est un des dix survivants des cinq cents hommes de la 27e brigade. Dix ans de guerre. La guerre est finie, finie et encore finie. Le mort-vivant marche dans la rue, navigue à contre-courant. Une odeur de grillade et il se bouche le nez, écoeuré à vomir par l’odeur de la chair brûlée. Un bruit de ventilateur fait surgir des hélicoptères chargés de napalm. Son sang bout, il crève de peur, petit enfant saisi par l’effroi qui, dans le même instant, réclame à nouveau la barbarie, la sauvagerie de la jungle.
On est au-delà de la raison, de la morale, du bien et du mal. L’écrivain dit « Je » puis « Il » en parlant de lui au passé, à sa table de travail, puis « Nous » quand d’autres invisibles le regardent écrire. L’homme, le Moi s’est désintégré. Un gamin est parti se battre autrefois, il est revenu vieilli et la paix ne ressemble à rien. Ceux à qui il a offert un futur le regardent comme un objet inutile, désuet, un jouet cassé. Il a aimé lui aussi, une femme, une seule, une femme d’avant. Ils sont là tous les deux, lui, brisé, elle, violée, survivants mais morts de l’intérieur, comme leur histoire désormais impossible. Au pays de la nuit éternelle, le chagrin de l’amour et de la guerre sont les mêmes. Approchez-vous de l’être aimé et ses cheveux bourdonnent comme des milliers de mouches noires. Comment murmurer des mots à l’autre, la caresser quand votre tête résonne des voix des mourants, quand de votre peau suinte l’odeur douceâtre de la boue et de la mort ? La guerre est ce que la nuit est au jour, notre moitié, un simulacre de vie sans lumière. Elle est là, à chaque expiration, posée sur l’oreiller, sensuelle et glacée, vous pousse à l’abandon, à la paix éternelle, au repos, enfin. Juste avant l’aube, Báo Ninh la sent s’avancer.
Quelque chose en lui, innommable, se fige, durci en une pointe glacée. La lame le transperce et la vie s’en va, d’un coup, comme l’eau d’un vase fissuré. Et il s’évanouit. Quel combat pour ne pas mourir, échapper au pays des âmes hurlantes ! Après, il n’y a plus qu’à boire, encore et encore. Et à tenter d’écrire, comme une tentative désespérée d’effacer.
Je ne connais pas Báo Ninh l’étranger mais j’ai reconnu d’emblée un ami, un frère humain. Ébranlé.
Le chagrin de la guerre – Bao Ninh – Editions Philippe Piquier